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CAA de LYON, 3ème chambre, 19/02/2025, 21LY00245, Inédit au recueil Lebon

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Président : M. TALLEC

Rapporteur : Mme Emilie FELMY

Commissaire du gouvernement : Mme LORDONNE

Avocat : TEISSONNIERE TOPALOFF LAFFORGUE


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure

M. C... D... et Mme B... D... agissant en leur nom propre et en qualité de représentants légaux de leur fils A..., ont demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner l'Etat à leur verser la somme globale de 258 000 euros en réparation des préjudices qu'ils estiment avoir subis du fait de la pollution de la vallée de l'Arve, majorée des intérêts de droit et de leur capitalisation.

Par un jugement n° 1806129 du 24 novembre 2020, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté cette demande.

Procédure devant la cour

Par une requête enregistrée le 22 janvier 2021 et un mémoire en réplique enregistré le 2 septembre 2022, M. et Mme D..., agissant en leur nom propre et en qualité de représentants légaux de leur fils A..., représentés par Me Lafforgue, demandent à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Grenoble du 24 novembre 2020 ;
2°) de condamner l'Etat à leur verser la somme de 258 000 euros en réparation des préjudices qu'ils estiment avoir subis du fait de la pollution de la vallée de l'Arve, majorée des intérêts à compter du 24 mai 2018 et de leur capitalisation ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un arrêt avant-dire-droit du 13 décembre 2023, la cour a jugé que l'Etat avait commis une faute, de nature à engager sa responsabilité, tenant à l'insuffisance des mesures adoptées pour permettre que les périodes de dépassement des valeurs limites de concentration de polluants dans l'atmosphère de la vallée de l'Arve soient les plus courtes possibles. Elle a cependant estimé que l'état du dossier ne lui permettait pas d'apprécier les conséquences de ces dépassements de seuils sur l'état de santé A... D... et, par suite, l'importance des préjudices en lien avec la seule faute de l'Etat et a ainsi a ordonné une expertise à cette fin.

Les conclusions de l'expertise ont été enregistrées au greffe de la cour le 21 octobre 2024 et communiquées aux parties le 24 octobre suivant.

Par un mémoire, enregistré le 17 décembre 2024, les requérants concluent aux mêmes fins que précédemment.

Ils soutiennent que :
- le lien de causalité entre la carence fautive de l'Etat et les préjudices subis par A... est établi ;
- ils ont subi des préjudices patrimoniaux du fait de la baisse de leurs revenus, des frais médicaux et de déplacement exposés, de la perte de valeur de leur bien immobilier, ainsi que des préjudices extrapatrimoniaux constitués, pour leur enfant et eux-mêmes, par les souffrances endurées temporaires ou permanentes, un préjudice d'agrément pour A..., des troubles dans les conditions d'existence, un préjudice lié à une pathologie évolutive insusceptible d'amélioration, un préjudice moral d'angoisse face à l'inaction de l'Etat, et un préjudice d'anxiété ;
- l'Etat ne peut invoquer de cause d'exonération ;
- l'ensemble de ces préjudices est évalué à la somme totale de 258 000 euros.


Par un mémoire, enregistré le 9 janvier 2025, le ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche conclut au rejet de la requête.

Il soutient que les moyens de la requête ne sont pas fondés.


Vu :
- les autres pièces du dossier ;
- les ordonnances du 6 janvier 2025, par lesquelles le président de la cour a taxé les frais de l'expertise réalisée.

Vu :
- le code civil ;
- le code de l'environnement ;
- le code de justice administrative.

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience.

Après avoir entendu au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Felmy, présidente-assesseure,
- les conclusions de Mme Lordonné, rapporteure publique,
- et les observations de Me Lafforgue, représentant M. et Mme D....


Considérant ce qui suit :

1. M. et Mme D..., qui résident à Passy (Haute-Savoie), imputent les maladies respiratoires contractées par leur fils A... depuis sa naissance en 2012 à la pollution atmosphérique de la vallée de l'Arve. En mai 2018, le couple a demandé à l'Etat l'indemnisation des préjudices subis par leur fils et eux-mêmes. Ils relèvent appel du jugement du 24 novembre 2020 par lequel le tribunal administratif de Grenoble, après avoir reconnu le principe de la responsabilité de l'Etat au titre de la faute commise dans l'exécution des obligations résultant pour lui des dispositions du code de l'environnement, qui transposent les articles 13 et 23 de la directive du 21 mai 2008, a rejeté leurs conclusions indemnitaires à défaut pour eux d'établir l'existence d'un lien de causalité entre la contraction ou l'aggravation des pathologies de leur enfant et l'insuffisance des mesures prises par l'Etat pour réduire les émissions de polluants au-dessous des seuils fixés par le code de l'environnement dans le délai le plus court qu'il était possible d'atteindre dans la vallée de l'Arve. Par un arrêt avant-dire-droit du 13 décembre 2023, la cour a jugé que l'Etat avait commis une faute, tenant à l'insuffisance des mesures adoptées pour permettre que les périodes de dépassement des valeurs limites de concentration de polluants, fixées à l'article R. 221-1 du code de l'environnement, dans l'atmosphère de la vallée de l'Arve soient les plus courtes possibles, de nature à engager sa responsabilité. Estimant que l'état du dossier ne lui permettait pas d'apprécier les conséquences des dépassements de ces seuils et l'importance des préjudices en lien avec la seule faute de l'Etat, elle a ordonné une expertise, avant de statuer sur la requête de M. et Mme D.... Les conclusions de l'expertise ont été enregistrées au greffe de la cour le 21 octobre 2024.

Sur le lien de causalité :

2. Il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise susvisé, que si les manifestations respiratoires subies par le jeune A... D... proviennent d'une infection virale, ces pathologies ont été aggravées par la pollution, en particulier lors des pics de pollution. Il résulte de cette même expertise, fondée notamment sur l'analyse de la littérature scientifique, que le facteur attribuable à la pollution dans la survenue des manifestations respiratoires dont a souffert l'enfant peut être estimé entre 10 et 20 %. Par suite, et contrairement à ce que le ministre soutient en défense, il y lieu de retenir l'incidence de la pollution comme étant en lien de causalité directe non pas avec les pathologies de l'enfant, mais avec l'aggravation de celles-ci. Sur ce point, si le ministre fait valoir l'existence d'autres causes susceptibles d'avoir provoqué les pathologies A... D..., de nature génétiques, comportementales et environnementales telles que les pathologies virales et les allergies dont souffre l'enfant, du fait notamment du mode de garde collectif dont il a fait l'objet dès l'âge de six mois et la présence d'un chat à domicile, la concentration de pollens à proximité de son lieu de vie, le tabagisme passif de l'un des parents, et l'exposition à des produits chimiques domestiques ou des conditions météorologiques particulières, de telles circonstances ne suffisent pas à atténuer le lien entre l'aggravation des pathologies de l'enfant et son exposition à la pollution atmosphérique.

Sur l'indemnisation des préjudices :

En ce qui concerne les préjudices A... D... :

S'agissant des souffrances endurées :

3. Il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise, que A... D... a souffert de façon répétée, entre novembre 2012 et janvier 2018, de plusieurs épisodes respiratoires pathologiques qui ont entraîné des consultations médicales répétées et, notamment, une hospitalisation en mars 2013. Ces manifestations respiratoires ont eu pour conséquence la mise en place d'un traitement médical, ainsi que le recours à des séances de kinésithérapie respiratoire. Il sera fait une juste appréciation de la part de ce chef de préjudice en lien avec la faute de l'Etat en l'évaluant à la somme de 4 000 euros.

S'agissant du préjudice d'agrément :

4. Il résulte de l'instruction que les activités sportives du jeune A... doivent être adaptées à son état de santé, à l'exclusion des pratiques nécessitant des efforts intenses et répétés. Il sera fait une juste appréciation du préjudice d'agrément issu de la limitation de la pratique sportive qui lui est ainsi imposée, notamment lors des épisodes intenses de pollution, à hauteur de la somme de 1 000 euros.

S'agissant des troubles dans les conditions d'existence :

5. Si les appelants font valoir qu'ils sont contraints d'adapter leur emploi du temps en fonction de la qualité de l'air, ces circonstances ne concernent pas l'enfant. Par suite, le préjudice tiré de l'existence de troubles dans les conditions d'existence doit être écarté.
S'agissant du préjudice lié à une pathologie évolutive insusceptible d'amélioration :
6. Il ne résulte pas de l'instruction que les symptômes asthmatiques développés par l'enfant ne pourraient connaître d'amélioration ultérieurement. Par suite, alors que le préjudice lié à la réduction actuelle des loisirs A... a fait l'objet d'une réparation ainsi qu'il ressort du point 4, ce préjudice hypothétique futur ne peut qu'être écarté.
S'agissant du préjudice d'angoisse face à l'inaction de l'Etat :
7. Il ne résulte pas de l'instruction, compte tenu notamment du jeune âge A... à l'époque des faits, qu'il aurait été en mesure de subir un tel préjudice.
S'agissant du préjudice d'anxiété :
8. Si les requérants soutiennent que leur fils est conscient de son état de santé et aurait tendance à se décourager lors de la pratique d'activités physiques, le préjudice d'anxiété allégué n'est pas établi par les seules attestations de ses parents versées à l'instance.
En ce qui concerne les préjudices de M. et Mme D..., parents A... D... :

Quant aux préjudices patrimoniaux :
9. D'une part, M. et Mme D..., tous deux travailleurs indépendants, soutiennent que les pathologies de leur fils ont occasionné pour eux de fréquentes absences de leur travail, estimées à cent soixante-quatre rendez-vous annulés pour Mme D..., impliquant un manque à gagner de rémunération et des frais de garde d'enfant. Toutefois, s'il est probable que les maladies A... ont impliqué que ses parents s'absentent de leur travail à plusieurs reprises entre 2012 et 2018, ces derniers n'établissent pas le préjudice professionnel en lien avec les absences dont ils se prévalent par la seule production d'un récapitulatif de rendez-vous manqués porté manuellement par Mme D... et dénué de toute valeur probante en l'absence de tout autre document de nature à le corroborer, des comptes-rendus d'expert-comptable faisant état notamment des résultats nets obtenus annuellement, et de ses relevés individuels d'activités et d'honoraires pour l'année 2017. De tels éléments sont insuffisants à eux seuls pour démontrer que la baisse d'activité dont il est fait état, dès la naissance A..., serait en lien direct et certain avec la faute commise. La demande au titre de l'incidence professionnelle doit par suite être rejetée.
10. D'autre part, il ne résulte pas davantage de l'instruction que le préjudice lié à la baisse de la valeur vénale du bien des requérants, dont l'évaluation à 10 000 euros n'est justifiée par aucune pièce au dossier, résulterait de la faute commise par l'Etat.
11. Enfin, les requérants ne justifient pas des frais médicaux et de transport exposés pour les consultations ou pour la garde de leur enfant dont ils se prévalent.
Quant aux préjudices extrapatrimoniaux :

S'agissant des souffrances endurées :
12. M. et Mme D... font valoir les souffrances psychologiques et morales qu'ils ont endurées en raison des pathologies de leur fils. Il sera fait une juste appréciation de la part de ce chef de préjudice en lien avec la faute de l'Etat en allouant aux parents A... une somme globale de 2 000 euros à titre de réparation.
S'agissant des troubles dans les conditions d'existence :
13. Il résulte de l'instruction que les pathologies A... D... ont perturbé la vie familiale et la vie professionnelle de ses parents, en raison des contraintes liées aux épisodes fréquents de gêne respiratoire. Nonobstant l'impossibilité d'évaluer l'exacte étendue matérielle des inconvénients subis comme il a été dit au point 9, il sera fait une juste appréciation de ce chef de préjudice en lien avec la faute de l'Etat en allouant à M. et Mme D... une somme de 2 000 euros à ce titre.
S'agissant du préjudice moral d'angoisse face à l'inaction de l'Etat :

14. Si M. et Mme D... font état sur ce point de leur angoisse face à la dégradation de l'état de santé de leur enfant, il ne résulte pas de l'instruction qu'ils pourraient se prévaloir d'un préjudice distinct de celui indemnisé au titre des souffrances endurées, tel que retenu au point 12.
S'agissant du préjudice d'anxiété face à une contamination :
15. Les requérants ne justifient pas de l'existence d'un risque élevé de développer une pathologie grave, diminuant l'espérance de vie de leur enfant ou la leur. Par suite, le préjudice moral tenant à l'anxiété de voir un tel risque se réaliser n'est pas établi.
16. Il s'ensuit que l'Etat doit être condamné à verser à M. et Mme D... la somme globale de 9 000 euros en réparation des préjudices subis par A... D... et ses parents, en lien avec la faute commise du fait de l'insuffisance des mesures adoptées pour permettre que les périodes de dépassement des valeurs limites de concentration de polluants dans l'atmosphère de la vallée de l'Arve soient les plus courtes possibles.
17. Il résulte de tout ce qui précède que M. et Mme D... sont fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté leur demande.
Sur les intérêts et leur capitalisation :
18. M. et Mme D... ont droit aux intérêts au taux légal sur la somme de 9 000 euros à compter du 24 mai 2018, date de réception de leur demande par la ministre de la transition écologique et solidaire, et à la capitalisation de ces intérêts à compter du 24 mai 2019, date à laquelle était due, pour la première fois, une année d'intérêts, ainsi qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date.
Sur les dépens :
19. Aux termes de l'article R. 761-1 du code de justice administrative : " Les dépens comprennent les frais d'expertise (...). Sous réserve de dispositions particulières, ils sont mis à la charge de toute partie perdante sauf si les circonstances particulières de l'affaire justifient qu'ils soient mis à la charge d'une autre partie ou partagés entre les parties. (...) ".
20. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge définitive de l'Etat les frais et honoraires de l'expertise, liquidés et taxés par les deux ordonnances du 6 janvier 2025 du président de la Cour à la somme de 1 000 euros pour chacun des deux experts.
Sur les frais liés au litige :
21. Il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat, partie perdante dans le présent litige, une somme de 2 000 euros à verser à M. et Mme D..., sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


DÉCIDE :

Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Grenoble du 24 novembre 2020 est annulé.

Article 2 : L'Etat est condamné à verser à M. et Mme D... la somme de 9 000 euros en réparation des préjudices subis par leur enfant et eux-mêmes, assortie des intérêts au taux légal à compter du 24 mai 2018. Les intérêts échus à la date du 24 mai 2019 porteront eux-mêmes intérêt ainsi qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Article 3 : Les frais de l'expertise taxés et liquidés à la somme de 1 000 euros pour chacun des experts par les ordonnances du 6 janvier 2025 du président de la cour sont mis à la charge de l'Etat.

Article 4 : L'Etat versera à M. et Mme D... une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à M. C... et Mme B... D... et à la ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche.
Copie en sera adressée aux professeurs Bruno Housset et Ralph Epaud.

Délibéré après l'audience du 4 février 2025 à laquelle siégeaient :

M. Jean-Yves Tallec, président de chambre,
Mme Emilie Felmy, présidente-assesseure,
Mme Vanessa Rémy-Néris, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 19 février 2025.
La rapporteure,
Emilie FelmyLe président,
Jean-Yves Tallec
La greffière,
Péroline Lanoy La République mande et ordonne à la ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
La greffière,
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N° 21LY00245



Abstrats

44-007 Nature et environnement.
44-05-05 Nature et environnement. - Divers régimes protecteurs de l`environnement. - Qualité de l’air.
60-01-03 Responsabilité de la puissance publique. - Faits susceptibles ou non d'ouvrir une action en responsabilité. - Agissements administratifs susceptibles d'engager la responsabilité de la puissance publique.
60-04-01-03-02 Responsabilité de la puissance publique. - Réparation. - Préjudice. - Caractère direct du préjudice. - Existence.

Source : DILA, 03/03/2025, https://www.legifrance.gouv.fr/

Informations sur ce texte

TYPE DE JURISPRUDENCE : Juridiction administrative

JURIDICTION : Cour administrative d'appel

SIEGE : CAA Lyon

Date : 19/02/2025