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CAA de NANCY, 4ème chambre, 21/06/2023, 20NC02252, Inédit au recueil Lebon

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Président : Mme GHISU-DEPARIS

Rapporteur : Mme Sophie ROUSSAUX

Commissaire du gouvernement : M. MICHEL

Avocat : NIANGO


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Granger a demandé au tribunal administratif de
Châlons-en-Champagne de condamner le département de la Marne à lui verser la somme de 1 721 795,46 euros en réparation des préjudices subis en raison du rejet de son offre tendant à l'attribution d'un marché de transport scolaire des élèves et étudiants handicapés dans le département de la Marne.

Par un jugement n° 1900650 du 9 juin 2020, le tribunal administratif de
Châlons-en-Champagne a rejeté cette demande.



Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire enregistrés le 5 août 2020 et le 5 avril 2022, la société Granger, représentée par la Selarl Niango, demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :

1°) d'annuler le jugement n° 1900650 du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne du 9 juin 2020 ;

2°) d'annuler la décision du 24 janvier 2019 par laquelle le département de la Marne a rejeté sa demande d'indemnisation ;

3°) de condamner le département de la Marne à lui verser la somme de 2 295 727,28 euros en réparation des préjudices subis en raison du rejet de son offre tendant à l'attribution d'un marché de transport scolaire des élèves et étudiants handicapés ;

4°) de mettre à la charge du département de la Marne la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Elle soutient que :
- sa requête est recevable contrairement aux allégations du département ; si la demande d'annulation du jugement ne figure pas dans le dispositif de sa requête introductive d'appel, il ne s'agit que d'une erreur de plume ; il n'y a aucune ambiguïté quant à sa requête et aux moyens articulés contre le jugement du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne ;
- le département de la Marne a commis une faute en écartant son offre au motif de ce qu'elle était irrégulière :
. la fixation du prix au kilomètre à zéro n'est pas interdite explicitement par l'article 9 du cahier des clauses administratives particulières (CCAP) ; il s'agit d'un choix commercial et non interdit dans le règlement ;
. ce choix permettait au département d'analyser le critère du prix ;
. alors que la société Drive U You a également indiqué un prix égal à zéro euro, elle n'a pas été évincée pour ce motif ; elle a subi un traitement de défaveur constitutif d'une rupture d'égalité, et ce, en méconnaissance de l'article L. 3 du code de la commande publique ;
. la seule prohibition est l'absence totale de rémunération ; en l'espèce, elle était bien rémunérée car la part fixe correspondant au coût d'immobilisation des véhicules était supérieure à zéro euro ;
- cette faute lui a causé un préjudice ;
- elle avait des chances réelles et sérieuses de se voir attribuer le marché :
. en terme de prix, si son offre n'avait pas été à tort écartée, elle aurait nécessairement obtenu une meilleure note que les autres concurrents ;
. en terme de valeur technique, elle était également très bien placée au regard de son parc automobile et de ses conducteurs formés et expérimentés;
- elle a subi un préjudice financier certain, constitué de la perte de marge nette pour la durée totale de chaque marché qui est de 1 721 795,46 euros entre le 1er septembre 2017 et le 31 août 2020 ; le préjudice sera réévalué à 2 295 727,28 euros du fait de la prolongation de ce marché litigieux d'une année du fait de la crise sanitaire.

Par un mémoire enregistré le 11 décembre 2020, le département de la Marne, représenté par Me Schidlowsky, conclut :

1°) au rejet de la requête ;

2°) à ce que soit mise à la charge de la société Granger la somme de 3 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Il soutient que :
- la requête de la société Granger est irrecevable car elle ne sollicite pas l'annulation du jugement et formule les mêmes demandes que devant le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne ;
- l'offre de la société Granger était une offre irrégulière :
. elle n'a pas respecté les exigences formulées dans les documents de consultation au regard du I de l'article 59 du décret n° 2016-360 relatif aux marchés publics car la société a violé les dispositions de l'article 9 du CCAP qui précisait que " les prestations sont rémunérées par application aux nombres de jours d'immobilisation et de la quantité de kilomètres à charges réellement exécutées " ; le bordereau des prix n'était donc pas conforme au cahier des charges en tant qu'il faisait apparaitre un prix kilométrique de zéro euro ;
. selon l'article 5-3-1 du règlement de consultation le prix kilométrique était pondéré de 20 points ; en fixant ce prix à zéro, la société ne lui a pas permis d'analyser le critère prix en fonction de la pondération retenue ;
. la société a utilisé un subterfuge de prix kilomètre zéro ayant pour but d'éliminer automatiquement tous les autres candidats sur le critère du prix tout en amortissant les kilomètres parcourus ;
- n'ayant pas été irrégulièrement évincée, la société était dépourvue de toute chance sérieuse de remporter le marché et elle n'a donc droit à aucune indemnisation d'un quelconque manque à gagner ;
- dans l'hypothèse où la cour considérerait que l'éviction de la société Granger serait irrégulière, cette dernière ne démontre pas la primauté de son offre, de même que la preuve du préjudice allégué et de son évaluation ; elle aurait été en effet mal classée ( 6ème sur 10 ) selon le système de pondération applicable au marché ;
- le montant sollicité n'est pas justifié.


Par une ordonnance du 6 avril 2022, la clôture d'instruction a été fixée au 2 mai 2022 à 12h00.


Vu les autres pièces du dossier.

Vu :
- l'ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 ;
- le décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 ;
- le code de justice administrative.


Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Roussaux, rapporteure,
- les conclusions de M. Michel, rapporteur public,
- et les observations de Me Niango, représentant la Société Granger et de Me Opyrchal, représentant le département de la Marne.


Une note en délibéré, produite pour la société Granger a été enregistrée le 2 juin 2023.


Considérant ce qui suit :

1. Le département de la Marne a lancé début 2017 une procédure d'appel d'offres en vue de renouveler l'accord cadre relatif au transport scolaire des élèves handicapés. Cet accord comprenait douze lots définis géographiquement et portait sur la période du 1er septembre 2017 au 31 août 2020. La société Granger a soumissionné au titre des lots 2 à 11. Par une lettre du 26 juin 2017, ses offres ont été rejetées au motif de leur irrégularité. La société Granger a fait une demande préalable indemnitaire le 28 décembre 2018 auprès du département de la Marne afin d'obtenir réparation du préjudice qu'elle soutient avoir subi en raison de son éviction irrégulière. Le département lui a opposé un refus le 24 janvier 2019. La société Granger a demandé au tribunal administratif de Châlons-en-Champagne de condamner le département de la Marne à lui verser la somme de 1 721 795,46 euros en réparation des préjudices qu'elle soutient avoir subis en raison du rejet de son offre tendant à l'attribution de ce marché de transport scolaire des élèves et étudiants handicapés dans le département. Par un jugement du 9 juin 2020, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté la demande de la requérante. La société Granger relève appel de ce jugement et demande l'annulation de la décision de rejet de sa demande indemnitaire et la condamnation du département de la Marne à lui verser la somme actualisée de 2 295 727,28 euros en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis en raison du rejet irrégulier de son offre tendant à l'attribution d'un marché de transport scolaire des élèves et étudiants handicapés. En demandant la condamnation du département de la Marne à l'indemniser de son préjudice, la société Granger a donné à l'ensemble de sa requête le caractère de plein contentieux.

Sur les conclusions indemnitaires :

2. Lorsqu'un candidat à l'attribution d'un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce contrat et qu'il existe un lien direct de causalité entre la faute résultant de l'irrégularité et les préjudices invoqués par le requérant à cause de son éviction, il appartient au juge de vérifier si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter le contrat. En l'absence de toute chance, il n'a droit à aucune indemnité. Dans le cas contraire, il a droit en principe au remboursement des frais qu'il a engagés pour présenter son offre. Il convient en outre de rechercher si le candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d'emporter le contrat conclu avec un autre candidat. Si tel est le cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu'ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l'offre, lesquels n'ont donc pas à faire l'objet, sauf stipulation contraire du contrat, d'une indemnisation spécifique.


En ce qui concerne la faute commise par le département de la Marne à avoir écarté son offre au motif de son irrégularité :

3. Aux termes de l'article 59 du décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics, alors applicable : " Une offre irrégulière est une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation notamment parce qu'elle est incomplète, ou qui méconnaît la législation applicable notamment en matière sociale et environnementale / (...) / II. - Dans les procédures d'appel d'offres et les procédures adaptées sans négociation, les offres irrégulières, inappropriées ou inacceptables sont éliminées. Toutefois, l'acheteur peut autoriser tous les soumissionnaires concernés à régulariser les offres irrégulières dans un délai approprié, à condition qu'elles ne soient pas anormalement basses. / (...) / IV. - La régularisation des offres irrégulières ne peut avoir pour effet de modifier des caractéristiques substantielles des offres ".

4. Il résulte du règlement de consultation du marché en litige que les offres des lots 2 à 11, étaient évaluées sur un critère de prix des prestations, noté sur un maximum de 40 points et sur un critère portant sur la valeur technique de l'offre représentant un total de 60 points. L'article 5.3.1 du règlement précité prévoyait deux sous-critères, notés chacun sur 20 points, à savoir le prix total des forfaits journaliers et le prix kilométrique total sur une base de 90 kms / jour / véhicule et indiquait que le calcul de ces prix serait effectué sur la base des éléments déclarés dans le bordereau des prix. Ce bordereau qui indiquait qu'aucune modification ne devait lui être apportée, comportait pour trois types de véhicules, deux colonnes : dans la première et pour chacune des trois catégories précitées, le candidat devait proposer un forfait journalier d'immobilisation du véhicule. Ce forfait correspondait selon l'article 4.5 du cahier des clauses techniques particulière (CCTP) au prix que proposait le candidat pour compenser le coût que représentait pour lui l'obligation d'assurer la disponibilité des véhicules aux jours fixés par le marché, alors même qu'aucune prestation de transport ne serait commandée. Le second sous-critère correspondait au prix exprimé en kilomètre / jour/ véhicule que proposait d'appliquer le candidat. Un astérisque renvoyant à une note en bas du bordereau indique que ce prix doit intégrer les " charges variables ". Enfin, l'article 9 du cahier des clauses administratives particulières (CCAP) précisait que " les prestations sont rémunérées par application aux nombres de jours d'immobilisation et de la quantité de kilomètres à charges réellement exécutées ".

5. Il résulte de la rédaction de ces documents que la seule interdiction expressément prévue résultait de la mention suivante : " aucune modification ne doit être apportée au bordereau des prix ". En proposant dans le bordereau de prix, un prix de zéro euro au sous-critère prix kilométrique total sur une base de 90 kms/ jour /véhicule, la société Granger n'a pas modifié ce bordereau et a fait le choix, comme elle le fait valoir dans ses écritures, de faire un geste commercial en indiquant dans la colonne du bordereau un montant zéro. Ainsi, et alors qu'aucun principe ou règle n'interdit une offre à prix zéro et que le département n'a pas dans les documents de la consultation interdit expressément une proposition d'un prix nul l'offre de la société Granger ne pouvait pas être qualifiée d'offre irrégulière. La société requérante est donc fondée à soutenir que, contrairement à ce qu'a jugé le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, c'est à tort que le département de la Marne a rejeté son offre pour ce motif. Le département de la Marne a donc commis une faute de nature à engager sa responsabilité.

En ce qui concerne la perte de chance sérieuse de la société Granger à se voir attribuer le marché :

6. Il résulte de l'instruction que la méthode de notation des offres retenu par le département consiste pour chacun des sous-critères de prix à diviser l'offre la plus basse par l'offre du candidat et de multiplier le chiffre obtenu par le nombre de points.

7. D'une part, l'application de cette méthode de notation aurait conduit nécessairement à attribuer la note de 0 à tous les concurrents de la société Granger mais également à ses offres. Ainsi, par la prise en compte de ses offres, le sous-critère " prix du kilomètres " se serait trouvé neutralisé.

8. D'autre part, la société Granger a proposé le prix des forfaits journaliers le plus élevé pour chacune de ses offres avec un prix minimum de 141 euros, ce qui aurait conduit le département à lui attribuer à ce sous-critère la note la plus basse.

9. Enfin, s'agissant du critère technique d'une valeur de 60 points, le règlement de consultation prévoyait qu'il serait apprécié au regard des moyens matériels spécifiquement affectés au lot pour 30 points, des moyens et des procédures mis en place pour l'exécution des prestations pour 25 points et de la politique de recrutement, de formation et de sécurité mise en place au sein de l'entreprise pour 5 points. En se bornant à produire son mémoire justificatif et à exposer qu'au regard de son classement sur la valeur technique, elle aurait dû remporter le marché, la société Granger n'établit pas qu'elle était en capacité d'obtenir au moins 56 points, note attribuée aux meilleures offres, alors que le département oppose, sans être contesté, que les véhicules proposés dans ses offres ne comportaient pas tous d'équipement pour les personnes à mobilité réduite ou que la rubrique n'était pas renseignée alors que ses concurrents avaient proposé des véhicules neufs ou mieux équipés.

10. Par suite, au regard du sous-critère du prix relatif au coût du forfait journalier et du critère de la valeur technique, il ne résulte pas de l'instruction que la société Granger a perdu une chance sérieuse d'obtenir les marchés en litige. Elle ne peut ainsi prétendre à l'indemnisation de son manque à gagner.

11. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner la fin de non-recevoir opposée par le département de la Marne, que la société Granger n'est pas fondée à se plaindre de ce que le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté sa demande.

Sur les frais liés à l'instance :

12. Dans les circonstances de l'espèce, il n'apparait pas inéquitable de laisser à la charge de chacune des parties les frais d'instance qu'elles ont exposés. Leurs conclusions à ce titre doivent dès lors être rejetées.


D E C I D E :


Article 1er : la requête de la société Granger est rejetée.

Article 2 : Les conclusions département de la Marne sont rejetées.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la société Granger et au département de la Marne.



Délibéré après l'audience du 30 mai 2023, à laquelle siégeaient :

- Mme Ghisu-Deparis, présidente,
- Mme Roussaux, première conseillère,
- M. Denizot, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 20 juin 2023.
La rapporteure,
Signé : S. RoussauxLa présidente,
Signé : V. Ghisu-Deparis
La greffière,
Signé : N. Basso
La République mande et ordonne au préfet de la Marne en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
La greffière,
N. Basso
2
N° 20NC02252



Source : DILA, 03/07/2023, https://www.legifrance.gouv.fr/

Informations sur ce texte

TYPE DE JURISPRUDENCE : Juridiction administrative

JURIDICTION : Cour administrative d'appel

SIEGE : CAA Nancy

Date : 21/06/2023