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Les précisions du Conseil d’État sur le droit de se taire en matière disciplinaire

Publié le 18 mars 2025 à 15h50 - par

Depuis décembre 2023, le Conseil constitutionnel a rendu quatre décisions par lesquelles il a jugé que le droit de se taire – qui est rattaché à l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – s’appliquait à toute sanction ayant le caractère d’une punition ; ce qui inclut les sanctions administratives. Dans une décision du 19 décembre 2024, le Conseil d’État est revenu sur les conditions d’application du droit de se taire dans le cadre d’une procédure disciplinaire et sur les conséquences d’un éventuel manquement à l’obligation d’information du droit de garder le silence. Explications.

Les précisions du Conseil d'État sur le droit de se taire en matière disciplinaire
© Par Sophie Animes - stock.adobe.com

Le Conseil constitutionnel l’a ainsi décliné au contentieux disciplinaire des professions réglementées (CC, 8 décembre 2023, n° 2023-1074 QPC), à celui des magistrats du siège (CC, 26 juin 2024, n° 2024-1097 QPC), des fonctionnaires (CC, 4 octobre 2024, n° 2024-1105 QPC) et des magistrats financiers dont les statuts particuliers relèvent notamment du statut général de la fonction publique (CC, 18 octobre 2024, n° 2024-1108 QPC).

La réaction du Conseil d’État à cette jurisprudence était donc attendue, d’autant qu’il avait paru hostile, dans un premier temps, à la reconnaissance de ce droit en matière de répression administrative (v. CE, 23 juin 2023, n° 473249). À l’occasion de deux affaires jugées le 19 décembre 2024, le Conseil d’État s’est rallié à la position du Conseil constitutionnel.

La première affaire concernait l’hypothèse d’une sanction prononcée par une juridiction administrative spéciale (n° 490952). Un vétérinaire, M. S., avait en effet été traduit devant la juridiction ordinale, pour plusieurs manquements à ses obligations professionnelles. Ce dernier avait formé un pourvoi fondé en particulier sur la méconnaissance par la juridiction du droit du prévenu à garder le silence.

La seconde affaire portait sur une sanction administrative de déplacement d’office prononcée par le ministre de la Justice à l’égard d’un magistrat du parquet, M. O., en raison de divers manquements à ses obligations professionnelles (req. n° 490157). Ce dernier a contesté cette sanction par la voie du recours pour excès de pouvoir, devant le Conseil d’État, dans lequel il se prévalait notamment de la méconnaissance de son droit à garder le silence.

La reconnaissance du droit de se taire

Sans surprise, le Conseil d’État s’est rallié à la position du Conseil constitutionnel. En effet, dans la décision « O. », il était soumis à l’autorité de la décision du Conseil constitutionnel ayant déclaré l’inconstitutionnalité des dispositions relatives à l’audition des magistrats du siège (CC, 26 juin 2024, préc.), les dispositions en cause s’appliquant également à l’audition des magistrats du parquet. Si tel n’était pas le cas dans l’affaire de M. S., on imaginait mal le Conseil d’État faire de la résistance d’autant qu’il avait déjà renvoyé deux questions prioritaires de constitutionnalité sur la méconnaissance de ce droit et (v. notamment CE, 4 juillet 2024, n° 493367), et qu’il serait confronté à de nouvelles mises en cause des textes disciplinaires non censurés par le Conseil constitutionnel.

Dans sa décision S., le Conseil d’État précise que « ces exigences impliquent qu’une personne faisant l’objet d’une procédure disciplinaire ne puisse être entendue sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’elle soit préalablement informée du droit qu’elle a de se taire » et qu’« il en va ainsi, même sans texte ».

Ce choix semble s’expliquer par deux types de considération (v. concl. J-F de Montgolfier sur la décision M. S.). D’une part, il confirme l’invocabilité directe de ce droit, sans mettre en cause la constitutionnalité de la loi par voie de QPC ou celle du décret par voie d’exception, pour ne pas avoir prévu de délivrer l’information quant au droit de se taire, et d’autre part, il tend à épargner au législateur ou au pouvoir réglementaire l’obligation de modifier tous les textes disciplinaires pour imposer une telle information.

La portée du droit de se taire

Si la portée que le Conseil d’État donne au droit de garder le silence est assez proche de celle retenue par le Conseil constitutionnel, il apporte quatre séries de précisions.

La première tient au fait qu’il n’y a pas lieu d’appliquer le droit de garder le silence aux procédures relevant de l’exercice du pouvoir hiérarchique, à l’exception des procédures disciplinaires : « le droit de se taire ne s’applique ni aux échanges ordinaires avec les agents dans le cadre de l’exercice du pouvoir hiérarchique, ni aux enquêtes et inspections diligentées par l’autorité hiérarchique et par les services d’inspection ou de contrôle, quand bien même ceux-ci sont susceptibles de révéler des manquements commis par un agent ».

Le Conseil d’État prévoit toutefois deux tempéraments : l’existence d’un détournement de procédure, dans l’hypothèse où l’autorité souhaiterait s’affranchir de l’obligation de notification du droit de garder le silence afin d’obtenir du mis en cause l’exactitude matérielle des faits, et le cas où l’enquête ou l’inspection serait menées postérieurement à l’engagement des poursuites disciplinaires, puisque que les éléments alors collectés alimenteront le dossier disciplinaire.

La deuxième concerne les procédures disciplinaires qui ne donnent pas lieu à l’audition des intéressés (en particulier les sanctions des fonctionnaires ne nécessitant pas la consultation préalable d’un conseil de discipline). À cet égard, le Conseil d’État semble s’aligner sur la position du Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2024-1105 QPC. En effet, il écarte « le moyen tiré de ce que M. O. aurait dû être informé par le garde des Sceaux, ministre de la justice, de son droit de se taire avant l’édiction de la décision attaquée », dès lors qu’« il ne ressort pas des dispositions applicables […] que le garde des Sceaux, ministre de la Justice, devrait entendre le magistrat du parquet avant de prononcer une sanction à son encontre, et il n’est d’ailleurs pas soutenu que tel aurait été le cas ».

Ainsi, dès lors que l’agent n’a pas à être entendu ou n’est pas entendu, il n’y aurait pas lieu, en l’état, de lui notifier le droit de garder le silence.

La troisième concerne le moment de la notification du droit de garder le silence. À cet égard, les deux arrêts retiennent des solutions différentes tenant à la nature de l’organe qui prononce la sanction. Lorsqu’il s’agit d’une autorité administrative, l’agent public « doit être avisé, avant d’être entendu pour la première fois, qu’il dispose de ce droit pour l’ensemble de la procédure disciplinaire ». Lorsque la sanction est prononcée par une juridiction spécialisée, l’information doit être donnée à chaque étape de la procédure, instruction puis jugement, et réitérée en cas d’exercice d’une voie de recours.

La quatrième porte sur la preuve de ce que l’information a été donnée au mis en cause. Si le Conseil d’État fait peser cette charge sur l’auteur de la sanction, il lui laisse la possibilité de l’établir par tout moyen. Il n’y a donc pas de formalisme, l’information pouvant être donnée à l’écrit ou à l’oral.

La sanction de la méconnaissance du droit de se taire

Le Conseil d’État a retenu une solution pragmatique : la sanction ne sera pas systématiquement annulée, rejoignant la jurisprudence pénale.

Les exigences reconnues présentent une « double nature ». Non seulement, leur méconnaissance affecte la régularité de la procédure disciplinaire, mais encore elle entache la décision de sanction d’erreur de droit pour méconnaissance des règles de preuve (v. pour la loyauté de la preuve, CE, Sect., 16 juillet 2014, n° 355201).

C’est la raison pour laquelle, s’agissant de la sanction prononcée par une autorité administrative, le Conseil d’État retient que : « Dans le cas où un agent sanctionné n’a pas été informé du droit qu’il a de se taire alors que cette information était requise en vertu des principes énoncés […], cette irrégularité n’est susceptible d’entraîner l’annulation de la sanction prononcée que lorsque, eu égard à la teneur des déclarations de l’agent public et aux autres éléments fondant la sanction, il ressort des pièces du dossier que la sanction infligée repose de manière déterminante sur des propos tenus alors que l’intéressé n’avait pas été informé de ce droit. »

Ainsi, pour que l’irrégularité soit constituée, les déclarations effectuées par l’agent poursuivi doivent être décisives dans le prononcé de la sanction : soit qu’il aurait dû échapper à la sanction, soit qu’il aurait dû se voir infliger une sanction plus faible. Ainsi, dans l’arrêt « O. », le Conseil d’État confirme la sanction prononcée à l’encontre du magistrat, alors qu’il n’a pas été informé de son droit de garder le silence, dès lors que ladite sanction ne se fonde pas de manière déterminante sur les propos qu’il a tenus à cette occasion.

Le raisonnement est comparable pour la sanction prononcée par une juridiction, avec une distinction selon l’étape de la procédure à laquelle a été méconnue l’obligation d’informer du droit de se taire (v. n° 490952, cons. 4).

Il résulte de ce qui précède qu’en cas de méconnaissance de l’obligation d’informer le mis en cause de son droit de garder le silence, la sanction ne sera pas pour autant censurée. En cas de pluralité de manquements, elle pourra sans doute être « sauvée » si la même sanction peut être prononcée en retenant uniquement ceux qui n’auraient pas été affectés par la méconnaissance des exigences précitées, au terme d’une neutralisation de motifs (v. CE, Ass., 12 janvier 1968, Dame Perrot, n° 70951, Rec. p. 3), ou bien, en cas d’annulation, l’Administration pourra encore, le cas échéant, prononcer une nouvelle sanction, expurgée des éléments viciés et plus légère, sans reprendre la procédure disciplinaire.

Thomas Cortès, Avocat, Docteur en droit chez HMS Avocats

Auteur :

Thomas Cortès

Thomas Cortès

Avocat, Docteur en droit


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