La Défenseure des droits a rendu publique, mercredi 5 février 2025, une décision-cadre intitulée : « Discrimination et harcèlement sexuel dans l’emploi privé et public : recueil du signalement et enquête interne ». Elle formule une cinquantaine de recommandations destinées aux employeurs concernant les enquêtes internes réalisées à la suite de signalements.
Lorsqu’un agent public ou un salarié d’une entreprise privée s’estime victime d’une discrimination, liée par exemple à son origine, son handicap, son âge ou en cas d’agissements de nature sexuelle ou sexiste, il peut signaler la situation à son employeur, qui doit alors prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer sa sécurité. Lorsque l’employeur reçoit un tel signalement et si celui-ci nécessite des investigations complémentaires, il est tenu d’ouvrir une enquête interne et de prendre des mesures conservatoires pour protéger la victime présumée, rappelle la Défenseure des droits.
Cette enquête peut être réalisée en interne ou confiée à un prestataire extérieur. Elle a pour objectif d’avoir la connaissance exacte de la réalité, de la nature et de l’ampleur des faits, en recherchant s’il existe un faisceau d’indices convergents laissant présumer une discrimination. Si l’enquête interne confirme qu’une discrimination a eu lieu, et dans le cas où son auteur est identifié, celui-ci doit être sanctionné par l’employeur. Une méthodologie rigoureuse est donc essentielle, insiste la décision-cadre de l’institution.
Pour la Défenseure des droits, une enquête interne sérieuse bénéficie à l’ensemble des parties. En examinant les réclamations qui lui sont soumises, elle a néanmoins constaté « une forte disparité des pratiques et de nombreux manquements dans l’organisation et la réalisation des enquêtes internes par les employeurs qui conduisent à fragiliser la qualification juridique des faits dénoncés par le salarié ou l’agent et à prendre des mesures de prévention et de protection insuffisantes. » Afin de renforcer la protection des salariés et agents publics, la Défenseure des droits publie donc une décision-cadre qui réunit ses recommandations pour accompagner les employeurs privés et publics dans le traitement des signalements de discrimination. Illustrées de nombreux exemples concrets, ces recommandations portent sur chaque étape de la procédure d’enquête interne, du recueil du signalement aux éventuelles suites disciplinaires contre la personne mise en cause. Elles proposent aux employeurs « une méthodologie respectueuse des principes de confidentialité, d’impartialité, d’objectivité et de rigueur », assure la Défenseure des droits.
« Dès lors que les principes garantissant la protection contre les discriminations dans le monde professionnel ne doivent pas différer en fonction du régime de la relation de travail », dixit la Défenseure des droits, ses recommandations s’adressent indistinctement aux employeurs privés et publics. Au fil de sa décision-cadre, elle pointe toutefois des spécificités propres à la fonction publique.
Pour répondre aux situations discrimination, incluant les situations de harcèlement sexuel et de harcèlement discriminatoire, le Code du travail (articles L. 4121-1 et L. 1153-5) et le Code général de la fonction publique (article L. 136-1) imposent aux employeurs, privés et publics, de prendre « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. » En particulier, les juges judiciaires ont déduit de l’obligation de sécurité due aux salariés que l’employeur doit ouvrir une enquête interne lorsqu’un salarié allègue être victime ou témoin de faits de discrimination, principe confirmé dans la fonction publique par décret et par le juge administratif.
Le dispositif de signalement
Dans la fonction publique, l’obligation de mettre en place un dispositif de signalement est inscrite dans le Code général de la fonction publique (CGFP). Selon son article L. 135-6, ces dispositifs ont pour objet de « recueillir les signalements des agents qui s’estiment victimes d’atteintes volontaires à leur intégrité physique, d’un acte de violence, de discrimination, de harcèlement moral ou sexuel, d’agissements sexistes, de menaces ou de tout autre acte d’intimidation et de les orienter vers les autorités compétentes en matière d’accompagnement, de soutien et de protection des victimes et de traitement des faits signalés. Ce dispositif permet également de recueillir les signalements de témoins de tels agissements. » En complément, le décret n° 2020-256 du 13 mars 2020 précise les conditions d’application de cette obligation dans la fonction publique. Il dispose, notamment, que doit être prévue « une procédure de recueil du signalement, une procédure d’orientation des agents concernés vers les autorités compétentes pour prendre toute mesure de protection fonctionnelle appropriée et assurer le traitement des faits signalés, notamment par la réalisation d’une enquête administrative. »
Le décret indique également que les administrations sont libres d’internaliser ces dispositifs, de faire appel à un prestataire extérieur, d’adopter une configuration mixte, ou de les mutualiser. En matière de mutualisation, le rapport annuel de la Direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes met en avant l’exemple d’une mairie et de deux hôpitaux qui ont conçu un dispositif mutualisé d’écoute et de traitement des situations de discrimination, de harcèlement ou d’agissements sexistes. Ces administrations ont ainsi créé le Comité alerte discrimination (CAD), qui regroupe des représentants des trois structures, ainsi qu’un représentant d’une collectivité territoriale extérieure, coordonné par une psychologue du travail extérieure aux trois employeurs. Si le dispositif a reçu peu de sollicitations en 18 mois, plusieurs situations ont pu être traitées via d’autres modalités de saisines, le dispositif ayant, selon ses responsables, « contribué à la libération de la parole. »
La protection de la victime présumée
Dans la fonction publique, les agents publics disposent du droit au bénéfice de la protection fonctionnelle. Ce droit est prévu par l’article L. 134-5 du CGFP qui précise que « la collectivité publique est tenue de protéger l’agent public contre les atteintes volontaires à l’intégrité de sa personne, les violences, les agissements constitutifs de harcèlement, les menaces, les injures, les diffamations ou les outrages dont il pourrait être victime sans qu’une faute personnelle puisse lui être imputée. Elle est tenue de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté. » Ces dispositions mettent à la charge de l’administration une obligation de protection des agents contre des agissements constitutifs de harcèlement et de discrimination, à laquelle il ne peut être dérogé que pour des motifs d’intérêt général ou de faute personnelle de l’agent.
La protection fonctionnelle recouvre plusieurs obligations, dont celles « de prévention ». Ainsi, « une fois informée des agissements répréhensibles, l’administration doit mettre en œuvre toute action appropriée pour éviter ou faire cesser les violences auxquelles l’agent victime est exposé, même lorsqu’aucune procédure judiciaire n’est enclenchée (par exemple, mesure interne de changement d’affectation voire suspension de la personne présumée agresseur dans l’attente du conseil de discipline). »
L’administration qui est informée, par quelque moyen que ce soit, de l’existence d’un risque manifeste d’atteinte grave à l’intégrité physique d’un agent, doit prendre sans délai des mesures d’urgence à titre conservatoire pour faire cesser ce risque et prévenir la réalisation ou l’aggravation des dommages directement causés par ces faits. Ces mesures sont mises en œuvre pendant la durée strictement nécessaire à la cessation du risque. L’administration peut mettre fin aux mesures de protection s’il s’avère que les faits de harcèlement ne sont pas établis à l’issue de l’enquête. Enfin, s’agissant de la protection due à la personne mise en cause, il convient de rappeler qu’elle ne doit pas faire l’objet d’une procédure disciplinaire avant la fin de l’enquête interne.
L’éloignement de la personne mise en cause
Pour les agents publics, la suspension des fonctions est prévue, en cas de faute grave. La jurisprudence précise que « pour prononcer une suspension qui écarte l’intéressé de toute activité, l’administration ne peut, en conséquence, légalement se fonder que sur des griefs ayant un caractère de vraisemblance suffisant, tirés soit des constatations faites par le juge judiciaire, soit de ses propres informations, et permettant de penser que l’intéressé avait commis une faute grave », ce qui n’implique nullement que les faits soient établis à ce stade. Cette mesure, prise dans l’intérêt du service, ne porte pas atteinte au principe de présomption d’innocence, a estimé le Conseil d’État.
La protection contre les représailles
En droit public, il a été jugé que la victime de discrimination, de harcèlement sexuel ou discriminatoire ne peut se voir imposer un changement d’affectation, une mutation ou un détachement, que si aucune autre mesure, prise notamment à l’égard des auteurs des agissements, n’est de nature à préserver la santé de l’agent ou satisfaire l’intérêt du service, rappelle la Défenseure des droits.
L’impartialité de l’enquêteur
Par ailleurs, il a été jugé, dans l’emploi public, que la méconnaissance du principe d’impartialité par le responsable de l’enquête peut fragiliser la procédure disciplinaire. Dans une décision concernant l’emploi public, le Défenseur des droits a ainsi estimé qu’une relation professionnelle existante entre les agents concernés par le signalement et celui en charge de l’enquête était de nature à compromettre l’objectivité de ce dernier. Il a relevé que l’utilisation du tutoiement par l’enquêteur vis-à-vis du mis en cause pouvait être de nature à faire douter de son impartialité.
De même, le Défenseur des droits a été saisi par une gardienne de la paix, qui estime avoir fait l’objet de harcèlement sexuel. L’institution a relevé que l’enquête interne soulevait des difficultés liées à l’insuffisance de formation de l’enquêtrice et à ses liens avec le service où se trouvaient affectés la plaignante et l’auteur des faits. En effet, l’enquêtrice a confirmé, lors de son audition, qu’elle travaillait avec le mis en cause depuis plusieurs années, qu’elle le tutoyait et qu’elle lui faisait la bise. Selon le Défenseur des droits, une telle proximité pouvait être de nature à mettre en doute l’impartialité de la personne en charge de l’enquête interne et compromettre son objectivité.
L’audition
Dans l’emploi public, le refus de déférer à une convocation est susceptible d’être sanctionné disciplinairement voire pénalement dans certaines hypothèses, rappelle encore la Défenseure des droits.
L’anonymat de certains témoins
Dans le secteur public, les procès-verbaux ou comptes rendus des auditions font partie des pièces qui doivent être communiquées à l’agent mis en cause, si une procédure disciplinaire est engagée à son encontre. Le Conseil d’État a validé la possibilité de procéder à l’anonymisation de certains des témoignages, afin de protéger les auteurs de témoignages de risques de représailles, risques qui doivent être avérés.
Le rapport d’enquête
S’agissant du mis en cause, dans l’emploi public, lorsqu’une procédure disciplinaire est engagée à son encontre, le rapport d’enquête et les comptes rendus d’audition lui sont communicables, sauf si cette communication est de nature à porter gravement préjudice aux personnes qui ont témoigné, précise la décision-cadre. En outre, le Code général des relations entre le public et l’administration permet aux personnes citées dans le rapport (agent s’estimant victime ou agent mis en cause) d’obtenir la communication du rapport définitif et des pièces. Néanmoins, cette communication doit se faire sous une forme anonymisée, à l’exception des parties les concernant.