Les services publics vivent aujourd’hui à l’heure de l’économie et des économies. Ils sont de plus en plus nombreux à se pencher sur la question de l’optimisation de leurs achats. Comment acheter de la qualité au juste prix ? Quelles économies sont possibles pour disposer de plus d’argent pour les projets importants ? Le 5e Observatoire des achats révèle que la crise actuelle soulève quatre interrogations chez les directeurs achats : existe-t-il des raisons impliquant un changement ? Quels en seraient les éléments déclencheurs ? Vers quel nouveau modèle cela conduit-il ? Quels seraient les sujets prioritaires à travailler pour prendre ce virage ? Sur les 200 entreprises interrogées, 34 % estiment que leur priorité est la réduction des coûts, pour 15 %, il s’agit de l’organisation des processus avec les services internes et les fournisseurs, pour 13 % ce sont les changements d’organisation. Aussi n’est-il pas étonnant de remarquer que certains services se sont déjà réorganisés. Les pages nominations des journaux témoignent régulièrement de ces changements, avec l’arrivée de nouveaux agents venus réorganiser le service commande publique ici ou là. Certains ont pris le parti de regrouper leur achat dans un service centralisé appelé fréquemment direction de la commande publique. C’est le cas dans des régions comme la Bourgogne ou le Nord-Pas-de-Calais. Ces services sont généralement formés par un organe central qui regroupe les juristes, les rédacteurs spécialisés dans les marchés et des acheteurs. « L’achat est une fonction stratégique », estime Florence Trinh-Boin, directrice de la commande publique au conseil régional de Bourgogne, pour qui cette organisation est idéale.
Discuter « d’égal à égal »
La région Bourgogne a créé une direction de la commande publique, laquelle se situe au même niveau hiérarchique que la direction financière et juridique. « Ainsi, on peut discuter d’égal à égal et se faire entendre », poursuit Florence Trinh-Boin. Cet organe codifie les besoins, apprécie les seuils, définit les procédures, aide les directions à formuler leurs demandes avant de rédiger leurs cahiers des charges techniques. « Nous traitons les marchés de tout le monde. Nous sommes 13 personnes dans le service alors que le service juridique emploie quatre personnes. Nous avons fait la preuve auprès des directions de l’efficacité de cette organisation », explique-t-elle. Dominique Legouge, coordonnateur du Réseau des acheteurs hospitaliers d’Île-de-France (Resah-idf) pense lui aussi que ce type d’organisation est le plus efficient. Pour lui, fédérer en interne l’ensemble des procédés est fondamental pour une bonne gestion des achats. « Mutualiser les expériences permet de créer une homogénéité de la politique achat. Le plus adapté : un service transversal comprenant les marchés publics, les délégations de service public, les partenariats public-privé, la gestion immobilière et les emprunts. Ainsi, on produirait de la valeur ajoutée et on ferait des économies. Nous pourrions fonctionner en utilisant la notion de coût global et générer de la qualité, créatrice de valeur dans l’hôpital », explique le coordonnateur. Selon lui, la désolidarisation des services juridiques et achats n’est pas le meilleur choix. C’est la synergie et le travail en commun de ces deux pôles qui prend tout son intérêt. « Les juristes ne sont pas des experts en achats, ils sont là pour optimiser l’application réglementaire. L’acheteur va amener le process achat, il est méthodologue. L’idéal : que les acheteurs aient un minimum de culture juridique », complète-t-il.
Un type d’organisation souhaité par certains mais loin d’être généralisé. « La fonction stratégique de l’achat n’est pas encore reconnue à sa juste valeur parce que les dirigeants ne sont que peu formés à cette discipline et n’en possèdent pas la culture », ajoute Dominique Legouge.
L’Achat, un métier de juriste ?
Aujourd’hui, d’autres modèles de services existent, et d’après leurs directeurs, ils fonctionnent, eux aussi. Les plus courants : la direction rédige son cahier des charges techniques et le service marché rédige la partie administrative après concertation avec la direction demandeuse. Autre type d’organisation interne : une rédaction totale des marchés par le service concerné puis une validation du service juridique, souvent considéré comme censeur. Ou encore des rédactions partagées en fonction des compétences. « Il y a deux types de collectivités, celles qui ont une fonction marché public avec des personnes qui possèdent une logique économique, c’est ce que j’appelle l’organisation aboutie et celles dont la fonction est dispersée avec seulement quelqu’un qui sert de conseil et organise la commission d’appel d’offres. C’est une approche juridique », résume Florence Trinh.
Anne Rivière travaille à Montigny-le-Bretonneux (Yvelines) depuis moins d’un an. Elle est à la tête de la nouvelle direction de la commande publique. Son objectif : rationaliser les achats et les coûts et instaurer une collaboration transversale entre les équipes. « On essaie d’acheter mieux et de faire des économies », explique-t-elle. Pour la directrice, faire rédiger le cahier des charges par les directions compétentes est plus logique que de le faire rédiger par un autre service. Elle se souvient de ses 10 années au ministère de la Défense où des acheteurs travaillaient dans chaque service. La cellule marché validait alors les marchés avant de les lancer. « Avec cette décentralisation, les services saisissaient mieux l’intérêt de la commande publique et ses règles alors que celle-ci était très mal perçue. C’est plus logique pour moi que l’achat reste au cœur des services techniques dont c’est le métier. L’achat n’est pas un métier de juriste. »
Un autre modèle : la collaboration entre services
Patrick Geoffroy, lui, est directeur des achats et des moyens généraux du département de Saône-et- Loire. Son service dépend de la direction Ressources et moyens alors que celui de la commande publique, c’est-à-dire le service juridique qui vérifie les marchés, dépend de la direction des affaires juridiques. Il gère tous les achats de fournitures et services transversaux. « La fonction achat a démarré en 2000 par la centralisation des achats dispersés. Nous avions quatre objectifs : la sécurisation, la maîtrise des dépenses, l’optimisation des achats et la lisibilité du budget », explique le directeur. Aujourd’hui, le service rédige ses marchés puis les transmet à la cellule juridique. « Tout se passe bien. C’est une bonne solution qui permet aux acheteurs de s’exprimer et d’exercer leur métier tout en bordant les procédures », poursuit le directeur qui a le projet de recruter un acheteur du privé « qui viendra en soutien lors du montage des cahiers des charges et au moment de la négociation des marchés à procédure adaptée ». Sa direction a entrepris un travail sur l’analyse des besoins des services afin de recadrer leurs demandes multiples et pas toujours justifiées. « Par exemple, une direction veut un copieur d’une capacité plus importante. Or dans un autre service, on a un copieur d’une puissance équivalente qu’on n’utilise pas. Si on est au courant, il suffit de faire l’échange », poursuit Patrick Geoffroy. Pour lui, l’optimisation n’est pas encore totale, mais ce n’est pas forcément dû à l’organisation. Son but, faire monter ses équipes en compétence. « Mais l’acheteur ne saura pas tout non plus », pense-t-il, « mon service juridique possède toutes les compétences pour s’assurer que mon marché est fiable. »
Aucun modèle ne semble, pour le moment, avoir pris le dessus sur un autre ou être désigné comme le modèle à atteindre. Pour l’instant, on demande aux services de mieux acheter mais cette réflexion ne semble pas avoir toujours abouti à celle de l’organisation interne. Et puis, tous les services n’ont pas le recul nécessaire à cette démarche. Si l’organisation optimale n’a pas été trouvée, elle reposera en tous cas, d’après les personnes interrogées, sur la communication et le travail en commun, clé de voûte d’une organisation efficace. Ces pratiques sont essentielles pour lancer les marchés et les rédiger correctement. Certains prônent le regroupement géographique et la synergie, d’autres la communication et la complémentarité pour tendre vers ce même but. La direction d’Anne Rivière travaille de concert avec les autres directions, depuis son arrivée dans le service, afin de définir au mieux leurs besoins : « On peut organiser le service comme on veut, l’important c’est de se rencontrer et de travailler ensemble. Je ne conçois pas un marché seule dans mon coin. Certains services pensent pouvoir travailler seuls mais c’est une erreur », pense-t-elle. D’ailleurs, les services opposés à ces demandes de travail conjoint ont comprit l’intérêt de sa méthode : « Nous, on leur dit qu’un marché n’est pas là pour les embêter, juste pour faire en sorte que le maire n’aille pas manger des oranges », poursuit-elle avec humour. « Il peut y avoir une complémentarité entre services si on s’accorde bien », estime Patrick Geoffroy.
Une fonction achat qui se cherche peut-être encore. « Elle est nouvelle dans les collectivités locales. En 1985, on ne savait pas quelles étaient les modalités des seuils. Elle était une fonction support », rappelle Florence Trinh-Boin. Et d’ajouter : « Elle s’est affirmée avec la loi sur le délit de favoritisme de 1991. Elle a amené la création d’une fonction “marché juridique” pour éviter le contentieux mais il n’y avait pas, alors, d’approche économique. C’est l’évolution des codes des marchés et la mise en concurrence qui amène, petit à petit, à la prise en compte de cette donnée ». Moins de 20 ans d’expérience achats dans les services publics, neuf ans à peine pour d’autres. Il faut encore un peu de temps.
Entretien avec Patrice Pourchet, responsable pédagogique du master Gestion des achats internationaux de l’Essec
« L’organisation va évoluer et devenir essentielle »
HA : Comment se positionne aujourd’hui la fonction achat ?
Patrice Pourchet : La question du positionnement de la fonction achat n’est pas spécifique au secteur public. Dans le secteur marchand, elle est également très récente. Quand les directeurs achats s’interrogent sur leur métier, ils ne pensent pas à l’organisation, mais à comment diminuer les coûts.
Aujourd’hui, il n’existe pas d’organisation type. Les services sont des mélanges de centralisation et de décentralisation. Pour le moment, on note une pauvreté organisationnelle, mais la fonction achat a toujours réagi à son environnement.
HA : Quels sont les changements environnementaux remarqués ?
P.P. : Nous avons noté ces quatre dernières années l’apparition d’accélérateurs, comme la problématique du développement durable et l’obligation de manager les risques financiers.
Par ailleurs, en 2009, 75 % des entreprises interrogées par l’Observatoire des achats (voir p. 19) ont affirmé ne pas vouloir développer ces derniers. Ces données vont obliger les hommes à réfléchir leur organisation achat. Ce domaine est essentiellement constitué d’hommes et de femmes. L’organisation va donc évoluer et devenir essentielle parce que l’environnement va continuer à se modifier.
HA : Où en est le secteur public sur ces mutations ?
P.P. : Il s’est produit plus de changements dans le public ces 20 dernières années que dans le privé. Certaines entités publiques importantes ont réorganisé les achats. C’est le cas du ministère de la Défense et de la ville de Paris qui ont créé une organisation centrale en 2009. Le secteur public est le premier recruteur en termes de niveau de salaire et d’expérience.
HA : Comment l’expliquez-vous ?
P.P. : Ce secteur prend tout de face et s’adapte en créant de nouveaux modèles. L’achat public s’est construit grâce à la dématérialisation, aux modifications du Code des marchés publics, à la globalisation, etc. Ainsi, des directions économiques appelées « achat », détachées des finances ou des services juridiques, ont émergé. Elles ont recruté des acheteurs professionnels, c’est très nouveau. Elles travaillent en relation avec la direction juridique et globalisent les achats. C’est intéressant.
HA : Les organisations encore très rigides ont-elles un avenir ?
P.P. : Tous les changements évoqués vont rejaillir sur les achats. Il va falloir trouver des organisations plus simples sur des cycles de temps plus courts. Les directions rigides ne vont pas durer, notamment à cause des effectifs qui ne le permettront pas. La fonction achat va devoir s’adapter. Or, elle ne travaille qu’avec sa tête et ses jambes.
Témoignage Gérald Arbeltier, directeur des achats et de la commande publique à la région Nord-Pas-de-Calais
« Fin 2006, nous avons créé la direction des achats et de la commande publique. Nous avons considéré que la commande publique allait plus loin que la fonction juridique. Elle ne pouvait se définir seulement comme un service qui vérifie la régularité des marchés. Elle pouvait constituer en revanche un axe important pour faire passer des politiques publiques ou encore être un vecteur de développement économique, environnemental et social. Aussi, en plus des juristes, nous avons recruté deux acheteurs publics. Aujourd’hui, les directions rédigent leurs cahiers des charges techniques et nous les aidons à les optimiser. Beaucoup de directions reprenaient leurs cahiers des charges tous les trois ans et relançaient la même procédure sans s’être renseigné au préalable sur les nouveautés.
Les acheteurs effectuent des études de marché, du benchmarking auprès d’autres collectivités, afin de connaître les prix obtenus. Ils travaillent sur la pertinence des allotissements, vérifient que l’intégration des clauses sociales et environnementales a été faite. Souvent, ils approfondissent cette thématique utilisée à petite dose par les directions et pouvant être développées. Ils assurent, par ailleurs, le suivi des marchés. Autre élément important et apprécié : la négociation. Nous aidons les services en amenant notre valeur ajoutée. Les directions opérationnelles sont réfractaires à l’idée qu’on leur prenne leur travail. Aussi leur a-t-on proposé des astuces pour obtenir des meilleurs prix et des meilleures offres. Aujourd’hui, elles nous sollicitent.
Nous sommes désormais organisés de manière plus efficace et j’en suis ravi. Auparavant, le dossier de consultation était écrit pas les services et envoyé au service juridique pour contrôle. En créant cette direction, nous avons développé des services et assuré le développement de la région. Tout cela n’aurait pas été concevable si nous n’avions regardé les marchés publics seulement sous l’angle juridique.
Une autre organisation est-elle possible ? Probablement avec des acheteurs dans les services, quand un certain volume de commande le justifie, mais je ne sais pas si l’optimisation serait totale. Les acheteurs placés dans un service extérieur portent un regard plus pertinent. »
La fonction achats accélère sa mutation
D’après l’Observatoire des achats 2009, la couverture des dépenses supportées par les achats a fait un bond quantitatif : « 78 % des entreprises couvrent plus de 60 % des dépenses, contre 64 % du panel en 2008. Manifestement, le degré d’urgence dans la recherche d’économies a fait “sauter des verrous”, donnant l’opportunité à la fonction achats d’étendre son périmètre d’actions », peut-on lire dans l’étude réalisée auprès de 200 directions achats dont 16 % de directions publiques. L’achat devient bel et bien une fonction stratégique mais est touchée, elle aussi, par la conjoncture. « L’effet “crise” est nettement visible dans la baisse des budgets de fonctionnement. Alors que 54 % du panel déclaraient en 2008 une baisse ou une stagnation du budget de fonctionnement, 75 % des entreprises consultées déclarent être dans cette situation en 2009. » Les directions estiment, par ailleurs, devoir faire évoluer leur modèle. En cause principalement, l’évolution rapide des marchés fournisseurs : « La santé financière précaire des fournisseurs constitue un sujet de préoccupation majeure. Certains changements de fournisseurs subis dans l’urgence ont d’évidence marqué les esprits », mais aussi une exigence interne accrue qui pousse les directions à dégager des économies. « La bonne nouvelle, c’est que la fonction achats accélère sa mutation : elle quitte sa posture “traditionnelle” de justification de sa valeur ajoutée pour prendre celle d’apporteur de solutions : 40 % de notre panel identifient l’apport de solutions comme l’action la plus efficace, contre 34 % pour une meilleure explication de la valeur ajoutée. » Les auteurs de l’étude distinguent trois zones d’influence auxquelles la fonction achat contribue désormais. La première est l’élaboration de solutions qui orientent la décision la plus profitable pour l’entreprise. La deuxième est la construction d’une « relation privilégiée avec ses fournisseurs clés : allouer les ressources achats idoines, définir l’organisation et les processus permettant de mieux se synchroniser avec les fournisseurs clés pour améliorer la performance globale et réduire les risques. » Enfin, dernière zone : l’opportunité, en gagnant en proximité avec la direction générale, de contribuer à des projets stratégiques.