« Le statut et la garantie de l’emploi à vie ne sont pas les ressorts principaux des cadres de la fonction publique territoriale »

Publié le 27 février 2017 à 4h06 - par

Philippe Laurent, maire de Sceaux, secrétaire général de l’Association des Maires de France et président du Conseil supérieur de la fonction publique territoriale, a accepté de décrypter pour WEKA les résultats d’une enquête* menée auprès des fonctionnaires territoriaux de catégorie A sur la prise en main de leur carrière professionnelle.

Le sentiment de « fierté territoriale »

Il ressort un fort attachement des cadres territoriaux qui revendiquent, à plus de 80 %, leur fierté d’appartenir à la FPT. Pourtant le manque de moyens financiers et humains et un sentiment de non reconnaissance de la part des usagers, et des citoyens en général, à l’égard du travail accompli est clairement pointé du doigt. Comment expliquer ce paradoxe ?

Philippe Laurent, maire de Sceaux, secrétaire général de l’Association des Maires de France et président du Conseil supérieur de la fonction publique territoriale

Philippe Laurent

Philippe Laurent : Les agents territoriaux ne s’engagent pas seulement dans la fonction publique en général. Ils ont aussi le sens d’un engagement concret, pour telle ou telle collectivité qu’ils connaissent, qu’ils apprécient et qu’ils ont envie de servir concrètement. Telle est la spécificité de l’engagement local. C’est pourquoi il y a effectivement une « fierté territoriale ». Celle-ci est d’ailleurs particulièrement forte pour la commune.

Ce sentiment d’appartenance explique les capacités d’engagement dont font preuve les agents territoriaux quand ils sont sollicités pour des accidents, des catastrophes ou des attentats.

Ainsi, malgré les doutes sur l’évolution institutionnelle des collectivités, le caractère concret des missions et le fait qu’on en voit rapidement les conséquences expliquent cet attachement, cette « fierté ». Quant au sentiment de « non-reconnaissance » des citoyens-usagers, il peut sans doute se nuancer : il y a faible reconnaissance lorsqu’on parle des agents du service public en général, mais il y a indéniablement plus forte reconnaissance par les citoyens des agents qui sont personnellement connus desdits citoyens. Autrement dit, tout se passe comme si le citoyen-usager reconnaissait tout-à-fait le travail accompli par les agents de sa mairie par exemple, mais beaucoup moins celui accompli par des agents d’autres mairies… que par définition il ne connaît pas ! On voit là les conséquences directes des discours généraux sur la fonction publique, qui ont un effet global très négatif et naturellement mal ressentis par les agents.

Quant à la « frustration » concernant le manque de moyens mis à leur disposition, du fait notamment du désengagement financier de l’État, elle vient naturellement alimenter le sentiment de non reconnaissance de la nation à l’égard de personnes possédant souvent une formation et un diplôme élevés, et qui ont fait le choix du service public où les salaires sont moins élevés que dans le privé. La condescendance avec laquelle sont souvent traités les cadres territoriaux par leurs camarades d’étude est révélatrice de ce divorce, là encore malheureusement entretenu par des discours nationaux accablants et inappropriés.

La vision des enjeux

La recomposition du bloc local que l’on observe actuellement (à travers les différentes fusions de structures ou création de communes nouvelles, par exemple) semble donc être perçue comme plutôt positive. Est-ce le levier d’une restructuration, certes difficile à mettre en œuvre sur le terrain, mais qui permettra plus d’efficience à moyen terme ?

Philippe Laurent : Cette perception « positive » est cependant relativement mesurée… et elle ne se produira, selon les cadres, que d’ici 10 ans ! D’ici là, il faudra gérer de multiples questions d’organisation, de gestion des ressources humaines, de formation… avec des élus locaux parfois désabusés (je pense notamment aux maires, peu à peu privés d’autonomie) et une Haute fonction publique d’État toujours plus conquérante et voulant imposer partout sa norme technocratique.

À titre personnel, je ne pense pas que les réformes – hormis la création des communes nouvelles, seule évolution qui est portée par la base, au contraire des autres imposées par le haut – conduiront à une meilleure efficacité du service public local, mais au contraire à l’éloignement progressif de ses valeurs d’équité, d’accessibilité pour tous et d’universalité. Cela est particulièrement flagrant pour le service public communal, dont les caractéristiques de responsabilité, d’efficacité, de proximité et d’adaptabilité sont en train de s’effacer devant la vision technocratique d’uniformité et de dépersonnalisation de nombreuses structures intercommunales. Les exemples concrets abondent !

D’une façon générale, cela montre-t-il une volonté de faire de cette mutation des territoires l’occasion d’engager une réflexion de fonds sur la réorganisation des effectifs et la modernisation du management (temps de travail, gestion prospective des effectifs…) ?

Philippe Laurent : Je ne pense pas qu’il y ait vraiment un lien entre les deux évolutions. La première n’est d’ailleurs pas une évolution des territoires eux-mêmes, mais seulement des institutions sensées les représenter et les gérer. Elle n’a pas été conçue sur la base d’une réflexion sur l’efficacité du service public, ou sur le périmètre le mieux adapté au développement territorial, mais seulement en « chambre », en calculant des ratios, sans évaluation approfondie de plus de trente années de décentralisation, sans analyse sérieuse de la situation et sans véritable étude d’impact. Nous sommes d’ailleurs avec ces réformes récentes en plein dans la « société des ratios » bien éloignée de la société des hommes… et donc de la politique. Ce que vous appelez « mutation des territoires » s’assimile, en réalité, à l’expression de la volonté de reprise de contrôle de l’administration centrale sur ce qui se passe sur le terrain, dans une conception égalisatrice, normalisée, uniforme de la gestion publique. Cette évolution au rebours de la conquête des libertés locales est à l’œuvre depuis une dizaine d’années -, après l’échec des tentatives d’évolution vers le fédéralisme voulues par Jean-Pierre Raffarin – et combattue efficacement par une partie de son propre gouvernement…

La seconde évolution, celle de l’efficience du service public, est à l’œuvre depuis toujours, même si elle doit encore faire de nombreux progrès, notamment en matière de management et de gestion des ressources humaines. Mais cette exigence est la même quel que soit le périmètre considéré. Elle tient pour l’essentiel à l’évolution de la société et des besoins des usagers, à la volonté plus ou moins forte de mutualiser les risques humains majeurs et de faire assurer par le service public (et non par les communautés) les fonctions collectives, aux nouveaux moyens technologiques pouvant être mis en œuvre…

Il est d’ailleurs remarquable que les enjeux pointés comme prioritaires pour la FPT soient : une meilleure organisation des moyens et une plus grande flexibilité des modes de management. Comment percevez-vous le fait que les cadres territoriaux ne semblent pas particulièrement attachés ni au statut ni à la garantie de l’emploi ? Quel est votre ressenti par rapport au cadre statutaire actuel ? Ce sondage doit-il être interprété comme appel à le repenser, à le moderniser ?

Philippe Laurent : Tout simplement parce que le statut et la garantie de  l’emploi à vie ne sont pas les ressorts principaux des cadres de la fonction publique territoriale ! Ce n’est pas pour cela et pour ces avantages supposés qu’ils s’engagent dans le service public local !

Et ils souffrent naturellement de ce reproche infondé qu’ils peuvent lire à longueur de temps.

Au demeurant, le statut n’empêche aucune évolution. Mieux même, il peut la favoriser, car il constitue un cadre sécurisé par la loi pour l’agent comme pour l’employeur, à l’intérieur duquel peuvent s’exprimer, dans le cadre d’un dialogue social approfondi et sans cesse renouvelé, les besoins et les volontés d’évolution, comme de gestion des ressources humaines. Chaque année, des dizaines de textes sont ainsi soumis au Conseil supérieur de la fonction publique territoriale, plusieurs rapports sont votés à l’unanimité, qui proposent des évolutions pour telle ou telle filière ou sur telle ou telle problématique : c’est bien la preuve que le statut est vivant, qu’il est erroné d’y voir un carcan figé qui serait la cause de l’inadaptation de l’administration.

Ce qui est encore de qualité insuffisante, c’est la gestion des ressources humaines, le sens donné à l’action publique, l’adéquation des compétences aux besoins y compris en prospective, la formation tout au long de la vie, la qualité de vie au travail, la prévention des risques, etc… Et le dialogue social, conçu comme une obligation formelle plutôt que comme une opportunité !

Ainsi, le management doit s’adapter, les nouvelles technologies, la dématérialisation, les attentes exigeantes des citoyens impliquent une autre conception de la hiérarchie et une organisation différente des services, un nouveau style de management, plus souple, mais sachant donner du sens en vue de la coordination des actions mises en œuvre.

Et d’ailleurs le rapport que j’ai rendu en mai 2016 sur le temps de travail dans la fonction publique montre bien que certains dysfonctionnements ou inadaptations ne résultent pas seulement des textes ou du statut, mais du manque de management, de décision. Cela concerne tout autant les élus qui doivent s’impliquer dans ces sujets, que les cadres.

L’attachement à la FPT

Lorsque l’on interroge les cadres territoriaux sur ce qui fonde leur attachement à la FPT, la richesse des missions est plébiscitée mais le fait de partager des valeurs communes et la qualité des échanges avec les pairs est également grandement mis en avant. Cet aspect « réseau » très fort mis en avant par les acteurs territoriaux conforte-t-elle la vision que vous en avez au quotidien ? De votre point de vue, les décideurs territoriaux se sentent-ils appartenir à un réseau fondé sur des valeurs partagés ? Peut-on parler de la FPT comme d’une « grande famille » ?

Philippe Laurent : Évidemment, les fonctionnaires territoriaux n’ont pas le même « esprit de corps » que les fonctionnaires de l’État, mais en revanche ils sont très attachés à la notion « territoriale ». Si l’ensemble de la fonction publique partage les mêmes grandes valeurs, la « territoriale » se retrouve dans une bien plus grande proximité à l’usager, dans une obligation de résultat souvent immédiate, dans la confrontation à la satisfaction ou à l’insatisfaction que ne connaissent absolument pas, par exemple, les agents de l’administration centrale de l’État.

Leur attachement est donc fondé sur une plus grande identification à la collectivité, à l’administration à laquelle ils appartiennent, ce qui, d’ailleurs, explique la moindre mobilité des agents territoriaux notamment de catégorie C.

Les cadres sont les plus mobiles et pour cela les réseaux sont nécessaires. Mais le réseau, c’est aussi l’échange de données, de connaissances, de bonnes pratiques.

L’absence de structure centrale qui capitalise et redistribue les informations implique donc plus de réseaux et de partages d’informations, cet aspect est encore perfectible et nécessite une plus grande professionnalisation, c’est pourquoi l’idée d’un « réseau social » des cadres territoriaux ne peut être que la bienvenue.

La mobilité des décideurs

Un indicateur fort révélé par ce sondage concerne la mobilité : 48 % des répondants envisagent de rejoindre une autre collectivité à un horizon de 10 ans. À l’inverse seuls 9 % considèrent qu’ils occuperont le même poste. Cela montre une réalité très éloignée de l’image habituelle du fonctionnaire qui occuperait le même poste toute sa carrière : cela vous surprend-il ? Parallèlement 57 % des cadres interrogés se disent en recherche active et 30 % être à l’écoute d’opportunités. Comment analyser ces résultats : volonté de s’enrichir et de se confronter à des problématiques différentes ou insatisfaction chronique ?

Philippe Laurent : Dans les collectivités, la notion de mobilité a un tout autre sens que dans la fonction publique de l’État où elle est imposée et hiérarchiquement organisée.
Hormis pour quelques cadres d’emplois, la mobilité n’est pas un passage obligé pour les « territoriaux ». En revanche, il est clair que les cadres souhaitent changer à intervalles réguliers. Et c’est un point positif pour la fonction publique territoriale, en terme de motivation comme de compétences des cadres.

Ce sondage ne m’étonne donc pas : les nouvelles générations sont naturellement mobiles et savent que changer c’est progresser, s’améliorer, se fixer de nouveaux défis. Il y a certes, une part d’ambition légitime dans cela, mais il y a aussi une volonté d’expérimenter d’autres manières de travailler, d’acquérir d’autres compétences, de participer à de nouveaux projets.

La notion d’attractivité est ici pleinement pertinente, elle explique que les collectivités fassent des efforts pour recruter tel ou tel profil et que les cadres se situent dans un cadre pleinement concurrentiel (avec « chasse de têtes » et cabinets de recrutement), bien loin de l’image qu’on donne parfois des cadres territoriaux – et bien loin aussi du mécanisme de l’État où l’appartenance à tel ou tel corps suffit à dérouler une carrière toute tracée sans efforts particuliers et sans être confrontés à la concurrence !

Il y a donc un « marché de l’emploi » très vivant dans le monde territorial, marché encore insuffisamment organisé mais essentiel pour les élus eux-mêmes qui recherchent souvent des compétences ou des profils particuliers. Ce marché de l’emploi informel mais dynamique va de pair avec le besoin de réseaux formalisés.

La vision d’avenir

Quels sont les marqueurs forts que vous retenez dans ce sondage ? Vous rend-il confiant en l’avenir ?

Philippe Laurent : C’est un sondage très rassurant sur la qualité et la vocation des cadres de la fonction publique territoriale, qui montre leur profond attachement au service public local. C’est aussi un sondage réaliste, par exemple quant aux conséquences mitigées des récentes réformes ou encore du sentiment de la faible reconnaissance des citoyens…

Ce sondage marque bien aussi une caractéristique propre des cadres territoriaux : ils sont confrontés à la concurrence, comprennent la nécessité de s’adapter en permanence, se situent dans une logique de progrès et dans une dynamique d’évolution forte et permanente. Ces cadres territoriaux sont bien la fonction publique de demain.

Depuis plus de trente ans, c’est vers les collectivités que sont transférées les compétences de service public de proximité, la gestion des difficultés sociales, la vie quotidienne de nos concitoyens et ce à tous les âges de la vie. Cette nécessité d’adaptation permanente explique l’intérêt des agents pour leur travail. Ils ont, bien sûr, des inquiétudes pour l’avenir, mais personne n’imagine sérieusement la suppression de ces services.

Je suis donc confiant dans l’avenir, et confiant dans ce tandem dynamique entre l’élu et le fonctionnaire. Tandem démocratique et efficace, qui correspond à l’idéal républicain au service de nos concitoyens.

 

* L’infographie La Fonction Publique Territoriale vue par ses cadres

Du 13 décembre 2016 au 9 janvier 2017, un échantillon* de 620 cadres territoriaux (tous âges et toutes structures confondus) a ainsi répondu, via un questionnaire auto-administré en ligne, sur  :

  • les critères qui ont compté dans leur choix de rejoindre la Fonction Publique Territoriale,
  • les moyens nécessaires à l’exercice de leurs missions et la reconnaissance de leur travail,
  • la vision et la préparation de l’évolution de leur carrière dans les années à venir,
  • le développement de leurs relations professionnelles.
  • Pour aller plus loin : consulter l’étude complète


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